Si l’on demande aux gens ce qu’ils veulent dans la vie, la réponse ressemble souvent à de grands concepts : bonheur, succès, reconnaissance, liberté. mais lorsqu’on leur demande des années plus tard ce dont ils se souviennent, ce sont alors des choses plus simples et concrètes qui apparaissent : un repas, une amitié, un endroit paisible.
La structure de notre société et de notre culture nous donne le sentiment que l’ordinaire est illégitime. On recherche l’exceptionnel, le suprême. L’ordinaire est traité comme quelque chose qu’il faut subir pour atteindre le vrai, le réel.
Les réseaux sociaux, et avant eux la télévision, amplifient cette mise en avant de l’exceptionnel. On y met constamment en valeur le marginal plutôt que l’ordinaire. Les choses de la vie courante sont éliminées, considérées comme un bruit parasite. Ce qui sert de référence, de but, c’est la nouveauté, le privilège.
Il suffit de voir ce qui fait le buzz : le spectacle, l’extrême, l’iconoclasme. Personne ne perce en faisant sa lessive, à moins que ce ne soit couplé à l’invention d’un nouveau procédé spectaculaire (souvent destiné à éliminer ou simplifier l’action).
Et pourtant, faire sa lessive, c’est une grande partie de nos vies.
La conséquence c’est que nos vies ordinaires sont constamment dévaluées, rabaissées.
Pourtant, lors de mon voyage autour du monde, si j’ai pu tant apprendre et comprendre des peuples qui m’ont accueillie, c’est précisément parce que j’ai partagé leur ordinaire. Ce savoir, je n’aurai pas pu l’acquérir en faisant le tour des grands monuments, pas même en parcourant un pays sac au dos.
Il m’a fallu manger autre chose, m’habiller autrement et participer à toutes ces choses « inintéressantes » (faire la cuisine, la vaisselle, la lessive, le ménage…) pour commencer à percer l’âmes des peuples qui m’hébergeaient.
Ce n’est pas ce dont parlent les films ou les romans, pourtant c’est ça la vie réelle et c’est là qu’est la substance.
Ma vie à New Delhi ou dans la steppe n’avait souvent rien d’extraordinaire. Une fois les premiers chocs culturels absorbés, il restait des trajets, des matinées et des soirées qui se répétaient, des conversations ordinaires qui ne parlaient ni de chamanisme ni de philosophie hindoue (même si elles ont pu exister aussi). Sans parler de toutes ces familles avec lesquelles, pour des raisons linguistiques, je n’ai pu avoir aucune conversation. Je me souviens des heures passées assise sur le tapis d’une petite maison ladakhie où, incapable de suivre la discussion (déjà très fragmentée par de longs silences) il ne se passait rien d’autre qu’une nouvelle tasse de thé au beurre bue en observant le roulement régulier du moulin à prières que tenait dans sa main la petite grand-mère.
Cela n’avait rien d’une épique épopée dans l’Himalaya
Mais justement : cela m’a appris que la vie n’est pas une suite de highlights avec de l’ennui entre deux. La vie prend forme dans son caractère répétitif, dans les tâches ménagères, dans les petites joies et les petites peurs.
Pourquoi avons nous tant de mal à aimer cet ordinaire ?
Encore une fois, notre économie, réelle et culturelle, met en exergue la rareté. Ce qui est rare a plus de valeur.
Une entreprise qui fait des milliards d’euros, une catastrophe naturelle, un saut à l’élastique c’est rare. La famille, l’éclosion des pâquerettes au printemps, ça n’a rien d’exceptionnel. Leur valeur n’apparaît que lorsque ce quotidien nous est retiré.
Si vous avez vécu un deuil vous le savez : ce ne sont pas les moments exceptionnels dont l’absence fait mal. Ce qui manque, ce sont les petites habitudes , les petits-déjeuners ensemble, les conversations insignifiantes, les petits gestes.
Les réseaux sociaux exposent en permanence les extrêmes : des vacances luxueuses, des succès entrepreneuriaux, des esthétiques parfaites et travaillées même pour présenter ce qui se voudrait ordinaire. Personne ne documente sa soupe en brique du soir alors que c’est peut-être la chose la plus vitale et réconfortante de la journée.
L’ordinaire est ressenti comme un échec.
Les religions, elles, ont toujours pris l’ordinaire comme socle, en le ritualisant : le pain et le vin chez les Chrétiens, la respiration dans le Bouddhisme. Alors bien sûr, chaque religion a ajouté sa dimension spectaculaire à cet ordinaire mais si ces rituels persistent encore aujourd’hui, c’est parce qu’ils s’appuient sur des choses que tout le monde fait au quotidien et non sur des démonstrations exceptionnelles que seule une élite pourrait s’accaparer. Ces rituels attiraient l’attention sur ces choses ordinaires de la vie : manger, respirer, se laver.
Notre monde moderne est en train de perdre ses rituels. Il nous reste bien les anniversaires et les mariages mais les rituels quotidiens ou hebdomadaires qui créaient une fine architecture temporelle se sont déjà largement affaiblis. En leur absence, nous tentons de réinventer des rituels de substitution à base de mots anglais (journaling, morning routine…) qui reste souvent stériles car détachés de toute cohérence générale, de toute communauté de pensée et de culture.
L’extraordinaire n’est cependant pas à bannir de nos vies mais il faut reconnaître que ses fondations sont les choses ordinaires. Et ce sont précisément ces choses ordinaires qui donnent leur sens à l’extraordinaire.
Chaque découverte scientifique repose sur un travail laborieux en laboratoire
Chaque révolution a émergé de conversations
Chaque cathédrale, chaque temple a été bâti pierre par pierre.
L’ordinaire est la condition de tout le reste.
Un jour l’exceptionnel disparaîtra et ce qui restera, ce sera des repas partagés, les blagues de nos amis, la texture de notre pull préféré.
Ces petites choses, ces petites habitudes, c’est aussi cela le sacré.

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